top of page

TROPISME

DÉMARCHE:

La pesanteur et la grâce

Méthode pour comprendre les images, les symboles etc. Non pas essayer de les interpréter, mais les regarder jusqu'à ce que la lumière jaillisse.

Simone Weil, La pesanteur et la grâce.[1]

 

 

L'oeuvre de Marie Gauthier sollicite une attitude fondamentale en peinture qui est celle du regard centré sur un tableau. Le parti pris du carré comme format, réitéré à l’intérieur même des images, est le signe d’un "recentrement". Elément statique, la figure symbolise l’instant arrêté et rencontre l’acte de l’observateur immobile devant la toile. Les quadrilatères en marge de l'œuvre ou alignés en points de suspension convoquent la théorie de Bachelard assurant que "l'esprit, dans son œuvre de connaissance, se présente comme une file d'instants nettement séparés[2]" telle une ligne qui se brise en segments suspendus. La vie elle-même trouve sa réalité première dans l'instant. Le concept a fait son chemin depuis ce tableau plus ancien intitulé Suspendu et l'image ponctiforme incarne la pensée du philosophe selon laquelle le temps est une réalité resserrée sur l'instant.

 

Mais loin d’être figée, la peinture déroule le mouvement à partir de cette base. Symbole de la terre et de l’univers créé, le carré sert de contrepoint au tourbillon, à la spirale, à l’envolée et crée ainsi une dialectique entre la terre et le ciel, entre le matériel et le spirituel. De façon analogique, la couleur dominée par les bleus célestes et la lumière des blancs rencontre le rouge de la chair, du bois, de la terre. La matière se partage en deux types de texture, des trames en relief ou des pigments granuleux mêlent leur opacité à l’aérien des couches fines et légères. Cette ambivalence entre deux pôles n'est pas le signe d'une dispersion dans des voies opposées, nous dit Bachelard, mais peut être saisie comme l'expression simultanée de deux sentiments, simultanéité propre à faire jaillir l'instant poétique[3].

 

Ainsi, les deux catégories de signes indiciels ne se heurtent pas mais au contraire réalisent une fusion des espaces. Les passages de matière sont parfois des glissements à l’intérieur d’une même plage colorée de telle sorte que les formes se diluent, et la rigueur des figures géométriques ne fait jamais obstacle à la mouvance de l’espace. Dans la composition au violoncelle, [S'effeuille] les surfaces planes ont perdu leur rectitude absolue, elles se déforment et se brisent. Tableaux dans le tableau, elles s’effeuillent comme les pétales de la fleur, comme un livre d’images qu’on feuillette jusqu'à la découverte du plan inférieur de la toile. Sommes-nous dans l’Arrière-Pays que le peintre révélait déjà en 1993 ? Là, plusieurs scènes en apparence isolées fonctionnent de concert. Le rythme ternaire des obliques constituées par les toits des bâtiments et les pans masquant en partie l’instrument, aspirent hors du champ visible. A l’instrument, répondent en écho les ouvertures de la maison comme autant de notes de musique qui s’échappent en fumée. Les séquences se succèdent alternant régulièrement les couleurs. L’œuvre est musicale autant que picturale. La figure de l’homme y prend la grâce de l’oiseau et le peintre dévoile ainsi son admiration pour la poétique merveilleuse de Chagall, l’envol, la liberté, la légèreté.

"Tous les mouvements "naturels" de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel. Deux forces règnent sur l’univers : lumière et pesanteur[4] " écrit Simone Weil dans un recueil de pensées dont l'artiste a fait son livre de chevet.

 

Les oeuvres récentes sont dominées par le bleu, et de cette couleur, suggestive de la fluidité de l’océan, de l’infini céleste ou de l’opacité nocturne, surgit la lumière. Mais ce n’est pas la lueur du jour ni un éclairage extérieur, le blanc est comme une émanation du bleu qui se décolore jusqu'à son degré de transparence maximum, comme la mer dont les remous produisent une écume blanche. Dans plusieurs oeuvres, le blanc se métamorphose en vague déferlante ; il coule comme une onde, souffle du vent et projette des rayons lumineux. Le peintre parle de la nuit inspiratrice, essentielle à l’expérience intérieure, dont le fond est lumière[5]. Le bleu et le blanc, l’eau et la lumière semblent vécus comme une immersion dans l’intimité substantielle.

 

Pour entrer dans la nuit de l’œuvre, des lieux de passage s'offrent au regard; les fenêtres, les ponts, les échelles sont des invites à franchir un seuil, à se hisser au-delà du vertical. L’accès n’est pas aisé, rien ne se donne à lire rapidement. Il faut scruter attentivement les petites fenêtres pour découvrir les formes enchevêtrées qui s’y bousculent. On y distingue des plis, des tendons, des os, de la chair, ce qui constitue l’intérieur de l’être. Sans souci anatomique, ni violence faite au corps, se révèle simplement une mise à nue des noeuds, des fibres et du chaos interne. On se rappelle ce fragment poétique que l'auteur fit figurer près d’un tableau de la série des « Nocturnes » intitulé S’ouvre la nuit :

...cent tambours battent les entrailles

   pétris les os, pétrie la chair

   au fond du gouffre vacarme...[6]

Tout ce tumulte du fond de l’être est presque toujours contenu dans des espaces géométriquement circonscrits. Le cadre contient mais il sectionne aussi, ne dévoilant qu’une partie, de telle sorte que ces séquences encloses peuvent être saisies à la fois comme des unités achevées et comme des fragments. Cette ambiguïté se révèle avec plus d’acuité lorsqu’elles s’alignent telles des ouvertures suggérant une vision parcellaire d’un arrière de la toile. Dans des oeuvres antérieures, un travail sur des étoffes aux coutures apparentes livrait aussi l’envers du décor. Ce passage entre le dehors et le dedans entre en résonance avec le dialogue entre matière et esprit. Echanges fragiles qui font vaciller les maisons, multiplier les embrasures dans les parois, ouvrir toujours les espaces intérieurs.

 

Françoise Caille

Octobre 2000

 

[1] Simone WEIL, La pesanteur et la grâce, PLON, Paris, 1988, p.138.

[2] Gaston BACHELARD, L'intuition de l'instant, Stock, Paris, 1931; réed. 1992, p.19.

[3] Idem, "Instant poétique et instant métaphysique", p.103-111.

[4] Simone Weil, op.cit.

[5] Marie GAUTHIER, Nocturnes, "Prélude", ARTEL, Fort-de-France, 1995.

[6] Idem.

bottom of page