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SEUILS DU REGARD

DÉMARCHE:

L’entre-deux : de l’intime au lointain.

 

            « Regarder, ce serait prendre acte que l’image est structurée comme devant-dedans :      inaccessible et imposant sa distance, si proche soit-elle […]. Cela veut juste dire […] que           l’image est structurée comme un seuil »[1], Georges Didi-Huberman.

 

            L’exposition « Seuils du regard », de Marie Gauthier, présente des peintures fédérées par une structure ternaire. Les œuvres répondent à un ordonnancement similaire, une segmentation de l’espace en trois parties juxtaposées dans une dynamique verticale. Cette systémique échappe à la volonté de l’artiste et donne lieu à une forme d’encadrement. Étonnant rapport à l’idée d’encadrement, qui pour Jacques Derrida « […] soutient et contient toujours ce qui, de soi-même, s’effondre »[2].

            En effet, la composition témoigne d’une stabilité rendue par un agencement et met en exergue, un intervalle, agissant comme une percée. Cette partition éprouve le seuil : lieu intermédiaire, entre-deux, entre une dimension présente et en devenir, entre l’intime (le proche/l’intérieur) et le lointain (l’intuition/l’inconnu), entre le visible et l’invisible. Ces principes dialectiques bousculent la perception du regardeur. Cette brèche ouvre sur un monde informe de la réalité intangible, que l’abstraction permet ici. Paul Klee n’affirme-t-il pas que « L’art ne produit pas le visible ; il rend visible »[3].

            S’il n’y a pas dans cette peinture une intention figurative, pour autant, le paysage est présent. Chaque intervalle (lucarne, porte, fenêtre ou miroir) envisage un ailleurs et renvoie, à la fois, au passage et à l’infranchissable. Cet espace interstitiel permet au spectateur d’appréhender l’informel comme un espace potentiel, celui d’une transformation. Les seuils du regard invitent au va-et-vient, sinon au vacillement de l’incertitude. Cette peinture lumineuse et doucereusement bleutée, à peine troublée par quelques inserts de rouge, semble contenir une intranquillité sous-jacente.

            Une perception obstruée ou une vue traversante, parfois les deux à la fois, insinuent le surgissement d’un déséquilibre ou d’une inversion (dessus-dessous). Cet écart, s’il se manifeste chez le regardeur, confirme et renforce l’emprise de l’image. La lumière y est pour quelque chose, fluide et impondérable, elle nous renvoie au premier plan (devant), mais parfois elle nous conduit dedans (derrière) et creuse. Elle renvoie à une présence-absence, apposée à la surface peinte ou surgissante de l’épaisseur picturale par des éclats de lignes et de points.

            La lumière ici révèle un espace transitoire qui prend forme dans la matière picturale, selon un processus de stratification de couches, par des interventions successives. Les recouvrements et les transformations s’opèrent, au gré de la peinture acrylique, de la peinture à l’huile, de ponçages et de gravures. La ligne libre s’émancipe du tracé, s’inscrit dans la matière, elle est matière. En épaisseur ou en creux, elle est séparation et liaison, limite et raccord. L’œuvre invite le regardeur à faire une expérience visuelle aux seuils de l’intime.

 

            Anne-Catherine Berry, Docteure en Arts, spécialité Arts Caribéens.

 

[1] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Editions de Minuit, coll. « Critique », 1992, p. 192.

[2] Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 91.

[3] Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, coll. « Bibliothèque Médiations », 1964, 1985, p. 34.

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